Ferrara, le 13 juin 2003
Monsieur le Recteur, Mesdames, Messieurs,
C'est un très grand honneur que vous me faites aujourd'hui, en me décernant le titre de Docteur Honoris Causa en physique de l'Université de Ferrara.
Ce geste me touche beaucoup, à titre personnel comme en qualité de Commissaire européen à la recherche.
A titre personnel, parce que, comme vous le savez, si la politique est mon métier, et si l'Europe est mon idéal, la science est ma première vocation.
Et c'est dans un laboratoire universitaire de physique que ma vie professionnelle a commencé.
Me voir distinguer dans cette discipline me rend particulièrement heureux, parce que c'est une manière de renouer, après une longue carrière en politique, avec ma passion de jeunesse.
Mais en décidant de m'attribuer ce Doctorat, c'est bien sûr avant tout au responsable de la recherche européenne que vous souhaitiez rendre hommage.
Pour l'Europe, pour la Commission, et pour l'action que je mène au service de la recherche européenne, il est particulièrement important que vous ayez choisi de le faire dans le contexte prestigieux de la célébration du 500ème anniversaire du diplôme de Nicolas Copernic.
En guise de remerciement pour ce geste, et afin de rendre hommage à l'Université de Ferrara, je voudrais rappeler quelques éléments liés à cette figure de l'histoire de la science européenne.
Révolution scientifique et connaissance
En proposant un modèle héliocentrique de l'univers, Copernic a bouleversé à la fois l'image du monde qu'on avait avant lui, et la conception qu'on se faisait du savoir.
Au nom de Copernic est associée de manière irréversible la notion de révolution scientifique.
Traditionnellement, c'est en effet à Copernic que l'on fait remonter le début de cette "révolution scientifique" qui, s'étendant de la Renaissance à l'Age des Lumières, est considérée avoir marqué le passage à la modernité.
Je fais mienne l'affirmation de l'historien et philosophe des sciences Thomas Kuhn, qui a bien montré comment la "Révolution copernicienne" est une révolution en termes à la fois astronomiques, scientifiques et philosophiques.
L'histoire des sciences, pour Kuhn, est une succession de révolutions scientifiques et de périodes de "science normale", où les connaissances progressent à l'intérieur d'un certain "paradigme".
Dans son esprit, la "révolution copernicienne", à laquelle il a consacré tout un ouvrage sous ce titre, et dans l'étude de laquelle il a forgé ses idées, c'est un peu, si j'ose dire, le "paradigme" des révolutions scientifiques.
Une chose est en tous cas certaine: durant ces deux cent ans, et en un mouvement dont l'œuvre de Copernic a donné le signal, il s'est passé en Europe quelque chose d'irréversible, qui a marqué pour toujours l'histoire européenne et, par voie de conséquence, celle du monde.
L'humanité est entrée dans l'âge scientifique et technologique, avec tout ce que ceci implique.
Qu'en est-il aujourd'hui, et qu'en est-il plus particulièrement en Europe?
L'aspect que je retiendrai, parce qu'il possède une importante portée politique, est le développement de ce qu'on a appelé à juste titre l'économie et la société de la connaissance.
Il peut sembler y avoir un paradoxe à employer de tels termes et ces concepts. Le progrès économique et social ne repose-t-il pas depuis toujours sur celui des connaissances?
Bien sûr, mais il ne l'a jamais fait à ce degré. Jamais des connaissances nouvelles n'ont été produites en telle quantité et à un tel rythme; jamais elles n'ont été diffusées si rapidement et à une telle échelle; et jamais elles n'ont été exploitées de manière si intensive, et avec un tel impact.
Et cela du fait du développement multiforme de la technologie, c'est à dire la technique basée sur la science, étant entendu que les techniques se sont durant des siècles développées de manière empirique.
Biotechnologies, technologies de l'information et de la communication, bientôt nanotechnologies: si notre conception du monde et du savoir est toujours celle qui est issue de la révolution copernicienne, notre environnement, lui, et nos possibilités d'agir sur le monde et sur nous-mêmes, ont bien davantage changé en 50 ans qu'entre la mort de Copernic et la moitié du siècle dernier.
Allons-nous, nous, Européens, tirer tout le bénéfice possible de cette évolution? Au mois de mars 2000, au Conseil européen de Lisbonne, les Chefs d'Etat et de Gouvernement des pays de l'Union européenne se sont fixé un objectif ambitieux: faire de l'Europe, d'ici 2010, l'économie de la connaissance la plus compétitive et dynamique au monde.
Ceci implique deux choses. Premièrement, la réalisation d'un véritable "Espace européen de la recherche", espace de libre circulation des connaissances, des chercheurs et des technologies, en même temps que de déploiement d'une politique européenne de recherche.
Deuxièmement, un accroissement substantiel de l'effort européen de recherche en termes financiers. Deux ans après Lisbonne, au Conseil européen de Barcelone, l'Union s'est donc engagée à porter d'ici 2010 son effort global de recherche, qui stagne à 1,9% de son PIB depuis plus de dix ans, à 3% en moyenne.
Ces deux objectifs liés et complémentaires définissent les deux axes de la politique de recherche que je m'efforce de mettre en œuvre.
Ils seront atteints grâce à une combinaison de moyens: mesures incitatives de soutien financier; initiatives de coordination des activités et des politiques nationales de recherche, actions de concertation à tous niveaux.
Une science européenne
Ceci me conduit à mon deuxième point. Pour l'évoquer, dans l'esprit que j'ai indiqué, je reviendrai tout d'abord à Nicolas Copernic.
L'événement que vous achevez de commémorer aujourd'hui est la remise du diplôme de Droit Canon de l'université de Ferrara à Copernic.
Ferrara n'est pas la seule université italienne dans laquelle ait étudié le polonais Copernic, né à Torun et formé à l'université de Cracovie, et dont l'allemand était la langue maternelle. Il l'a également fait à Padoue, Bologne et Rome.
Ainsi qu'il a été très justement rappelé, aux XVème et XVème siècles, ce sont des centaines d'étudiants d'autres régions européennes que l'université de Ferrara a accueillis: de France, d'Angleterre, d'Allemagne, de Hollande, d'Autriche, de Hongrie et des Balkans.
Ceci conduit à poser la question: en quel sens et à quel degré la science née en Europe à cette époque était-elle "européenne"?
Je citerai ici l'historien des sciences Paolo Rossi, dans son excellent ouvrage "La nascita della Scienza moderna in Europa":
"Il n'existe pas, en Europe, un "lieu de naissance" de cette réalité historique complexe qu'on appelle aujourd'hui la science moderne. Ou plutôt, ce lieu, c'est l'Europe entière. […] Copernic était Polonais, Bacon, Harvey et Newton anglais, Descartes, Fermat et Pascal français, Tycho Brahé danois, Paracelse, Kepler et Leibniz allemands, Huygens hollandais, Galilée, Torricelli et Malpighi italiens. La doctrine de chacun de ces hommes s'est mêlée à celle des autres […] au sein d'une République des Sciences qui s'est ménagé […] un espace, dans des conditions sociales et politiques toujours difficiles […]".
Cette "République des esprits", largement basée sur les correspondances de savants et leurs voyages, correspond à ce qu'un autre historien, Krzysztof Pomian, a très justement appelé la "deuxième unification européenne".
Quelle était donc la première?
Celle intervenue au Moyen-Age par l'intermédiaire de l'usage du latin et du développement des universités, entre lesquels circulaient clercs, professeurs et étudiants: Oxford, Paris, Montpellier, Salamanque, Coimbra, Prague, Cracovie Padoue, Ferrara.
Au moment où Copernic étudie à Ferrara, l'âge d'or des universités européennes était en effet en train de se terminer: "Même si la quasi totalité des savants du XVII siècle ont étudié dans une université" souligne Paolo Rossi, "rares sont ceux dont la carrière s'y est entièrement déroulée. […] La science moderne est née au-dehors [des universités], pour devenir, au long du XVème siècle et plus encore aux deux siècles suivants, une activité sociale organisée capable de se donner ses propres institutions".
Qu'en est-il aujourd'hui? Je distinguerai deux aspects.
Née en dehors des universités, la science s'y est résolument intégrée. Ceci avec la réforme des universités de Willhem von Humboldt, qui met la recherche au cœur du fonctionnement des universités et la lie intimement à leur activité d'enseignement.
L'université "Humboldtienne" ne se rencontre plus guère sous une forme pure, et les modèles se sont multipliés. Le lien de la recherche et de l'enseignement reste cependant largement ce qui définit l'Université, et il est souhaitable qu'il continue à le faire.
Si les universités sont appelées à jouer un rôle central dans le développement de l'économie et de la société de la connaissance, c'est en effet parce qu'elles se situent à l'intersection de trois des domaines directement concernés: du fait de leur double mission de recherche et d'enseignement, et de la place croissante qu'elles occupent dans le processus d'innovation technologique.
Pour pouvoir pleinement exercer ce rôle, les universités européennes doivent cependant relever toute une série de défis auxquels elles sont confrontées: le manque de financement; l'accroissement du nombre d'étudiants et de la charge d'enseignement correspondante; le caractère de plus en plus interdisciplinaire des connaissances; une concurrence de plus en plus aiguë, dans l'économie "mondialisée", des universités d'autres régions, en premier lieu des grandes universités de recherche américaines, etc.
Tout en veillant à conserver ce qui les définit et leurs atouts spécifiques, elles doivent revoir leurs structures et leur système de fonctionnement; développer leurs liens avec l'économie, la société et les réalités régionales dans lesquelles elles sont plongées; dans une certaine mesure se spécialiser davantage en se concentrant sur leurs domaines de force; et s'ouvrir bien davantage à la dimension européenne.
Tel est en effet le second aspect que je voulais évoquer: avec le surgissement des Etats Nations, l'espace universitaire européen apparu au Moyen-Age, comme d'ailleurs l'espace scientifique qui s'est développé au début des Temps Modernes, se sont refermés.
Aujourd'hui, c'est largement au niveau national que les universités et les organismes de recherche définissent leur activité.
En stimulant les collaborations transfrontalières et la mobilité des chercheurs, des professeurs et des étudiants, les programmes de l'Union européenne dans les domaines de la recherche et de l'enseignement ont, certes, contribué à une évolution significative.
Dans des domaines clés comme les politiques de recrutement et les carrières, et, jusqu'à un certain point, le choix des priorités, le cadre de référence majeur reste cependant le cadre national, et des changements structurels sont nécessaires.
Pour le système de recherche dans son ensemble, ces changements devraient être le produit de la mise en œuvre du projet d'Espace européen de recherche, dont l'objectif est précisément le décloisonnement des systèmes nationaux.
Pour les universités, à mon initiative et celle de la Commissaire en charge des questions d'éducation, la Commission a présenté l'an dernier une Communication sur le thème des universités dans l'Europe de la connaissance.
Elle est appelée à donner lieu à un vaste débat au sein de la communauté universitaire, comme de tous les milieux intéressés.
Ce débat permettra d'identifier des mesures concrètes donnant aux universités les moyens de tirer pleinement parti des deux dimensions, si vous me permettez cette expression, de la dimension européenne: selon les mots de l'ancien Président de la Commission Jacques Delors, la coopération "qui renforce", mais aussi la compétition "qui stimule".
L'Europe de Copernic
Mais de quelle Europe parlons-nous?
Comme chacun le sait, Nicolas Copernic était polonais.
Une raison particulière et supplémentaire, pour moi, de me réjouir de recevoir ce Doctorat Honoris Causa dans des circonstances auxquelles son nom est associé.
Copernic est l'une des figures les plus emblématiques, sans doute la figure historique la plus connue, de la science dans les pays d'Europe centrale.
Significativement, lorsqu'il s'est agi, au début des années 90, de trouver un nom pour le premier programme de coopération scientifique de l'Union avec ces pays sur le point de se porter candidats à l'adhésion, c'est celui de Copernicus qui a été choisi.
Aujourd'hui, les pays adhérents, acteurs de l'Espace européen de la recherche, participent pleinement, et cela depuis plusieurs années, au Programme-Cadre de recherche de l'Union.
Et dans moins de 12 mois, après un demi-siècle d'éloignement sous l'effet des aléas de l'histoire, ces pays auront complètement rejoint la famille européenne, et l'Europe à 25 sera une réalité.
Dans peu de domaines, cette Europe élargie fait autant de sens que dans celui de la recherche et de la science.
Il y a quelques jours, j'étais en Pologne. Et j'ai pu prendre toute mesure de ce que l'intégration de la recherche polonaise dans l'Europe de la recherche pouvait apporter à ce pays, mais aussi de ce que tout ce qu'elle pouvait apporter à l'Europe dans son ensemble.
Réaliser l'Europe de la recherche élargie, c'est retrouver l'Europe de Copernic, Galilée, Kepler et Newton, celle dans laquelle est née la science et dans laquelle elle peut et doit continuer à rayonner, au service du développement de la société de la connaissance.
Conclusion
Monsieur le Recteur, Mesdames, Messieurs,
Un autre Docteur Honoris Causa de cette université, mon prédécesseur le Commissaire européen à la recherche Filipo Maria Pandolfi, a un jour déclaré: "Si je suis heureux d'être Commissaire européen, c'est parce que cela me permet, selon le mot de l'écrivain français Stendhal, de "faire de mon métier mon idéal".
Je souscris pleinement à cette déclaration, et j'avoue avoir aussi cette chance: la fonction que j'exerce me permet de concilier mon métier et mes différentes vocations et passions.
L'honneur que vous me faites aujourd'hui ajoute à la fierté que j'ai à l'assurer, et je vous en remercie.
DN: SPEECH/03/299 Date: 13/06/2003
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